Le 3 février 2025 à Paris s’est tenue la Soirée de l’AMP inaugurant le travail vers le XVe congrès, qui se tiendra au printemps 2026 à Paris sur le thème « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Présentation par Ricardo Seldes, directeur du XVe congrès de l’AMP.
Présenter le prochain Congrès de l’AMP, dont le titre est un aphorisme, nous confronte à un défi, en raison des excellents résultats des deux précédents. Cette phrase brève n’est pas tout à fait un Haïku mais plutôt un condensé de savoir, créé et prononcé par Lacan en diverses occasions. Le Scilicet qui paraitra bientôt en donnera une vingtaine d’exemples.
Nous pouvons considérer la possibilité de sonder son origine tant dans la trajectoire de l’enseignement de Lacan que dans les constructions freudiennes. Cela nous permettra d’interroger la manière dont Lacan a affirmé, puis nié et distribué les développements de Freud, ainsi que ses propres élaborations, pour conclure à un dire précis, toujours en mouvement et mis en question.
Un mystère généralisé
Il n’y a pas de rapport sexuel est l’expression formulée d’un mystère affectant la vie de tous les sujets parlants, à propos de leur conception, de leur existence, et pourquoi pas, de leur mort.
Le prochain Congrès de l’AMP 2026 nous invite à nous procurer des éléments contribuant à nous rappeler cet aphorisme, non pour le répéter comme un mantra, mais pour l’interroger, repérer ses coordonnées et le transformer en un work in progress, afin que son usage dans notre pratique clinique d’aujourd’hui puisse être prouvé ou réfuté.
Nous sommes avertis que la référence au temps présent ne cesse de présenter un paradoxe, le même peut-être que celui de Zénon. En effet, à mesure que nous essayons de le saisir à l’aide de coupures logiques, pour trouver des moments de conclure, nous nous retrouvons affectés et entraînés par les vicissitudes du discours du Maître de chaque époque. Dire « entraînés » peut résonner en termes cinématographiques, à l’époque où les séries en streaming du genre catastrophe ont pris les devants, pour intéresser les sujets aux thèmes de la croyance ou de l’incroyance, à propos des changements climatiques auxquels est confrontée notre planète, notre habitat.
Le discours analytique aujourd’hui
Pour Lacan, le bel et immonde monde dont nous faisons partie surgit de l’inconscient que nous faisons exister dans la pratique analytique. Le dire de Freud se déduit de la logique qui prend sa source du dit de l’inconscient. « C’est en tant que Freud a découvert ce dit qu’il ex-siste. » [1] Dans « L’étourdit », Lacan le situe comme le stabitat des parlêtres parce que, je cite, « Est-ce l’absence de ce rapport qui les exile en stabitat ? » [2] C’est dans le discours analytique et dans son expérience où « [e]n restituer ce dire, est nécessaire à ce que le discours se constitue de l’analyse (c’est à quoi j’aide), ce à partir de l’expérience où il s’avère exister » [3], « [e]st-ce d’labiter que ce rapport ne peut être qu’inter-dit ? » [4] Le réel de l’inconscient sera le corps parlant.
Dans ce même texte, Lacan évoquera la voracité avec laquelle se tamponne l’inexistence du rapport sexuel, pour indiquer que le discours analytique vise à rendre compte de ladite voracité. Par lalangue de chacun, l’habitat du langage offre les ressources et les difficultés pour souffrir ou pour jouir des sexualités, pour les désirer ou pour les rejeter, pour rêver avec elles ou pour s’enfoncer dans des recoins mortifères. Sexualité et mort sont les deux impossibles freudiens dont la résolution appelle la maîtrise pulsionnelle.
Que nous promet la clinique du premier quart du XXIe siècle, restructurée par les conséquences de la combinaison du discours scientifique et du discours capitaliste ? Ils ont modifié les traditions, les coutumes, les habitudes, au point de produire de profonds trous dans le symbolique, en très peu de temps. Ces vides sont comblés par des objets-organes autour desquels peut se repérer une fissure des liens, des couples, des familles, et où la parole vaut moins que n’importe quelle application digitale.
Nous avons travaillé récemment sur Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant, ce qui fait appel aux savoirs de tous les parlants à propos de la même carence, en ce qui concerne la sexualité. Nous avons ainsi deux aphorismes qui, ensemble, concentrent un savoir produit dans l’expérience psychanalytique, témoignant d’un désordre dans le réel de l’époque. Un nouvel ordre s’est constitué, à la consistance de fer et de plastique, et dont il nous appartient d’interroger la croyance.
Lacan a posé que son nya pas (mixte d’il n’y a pas et d’une négation) n’empêche pas les sujets d’approcher leurs corps des corps des autres pour faire l’amour, prenant appui sur leur fantasme, c’est-à-dire sur la modalité que chacun a pu inventer. Il s’agit de compagnons–compagnes, de gens qui se situent d’un côté ou de l’autre des formules de la sexuation, lesquelles restent valables, y compris pour ceux qui se proclament hors sexe, contre-sexe, anti-sexe, et délirent, selon des modes variés, de se nommer en dehors des normes. La sexualité cause des problèmes et propose des solutions.
Tous « estropiés de la sexualité »
Nous essayons d’argumenter à propos de l’aphorisme et nous l’approchons de différentes manières, nous pouvons prendre des fragments de dits, faire allusion à des cas, rappeler des références à différents moments de la civilisation où cela est mis en jeu de manière plus évidente. Revenons aux questions qui tentent d’apporter des réponses partielles à ce que l’on appelle l’impossible, le réel du sexe.
Un des premiers travaux de Freud interroge l’étiologie des psychonévroses, et de manière tout à fait préméditée, situe à l’origine des symptômes, la cause sexuelle. Freud définissait alors la neurasthénie comme quelque chose d’actuel, sans la référer à la nature infantile, comme la névrose. Sans négliger les cas mixtes, il les différenciait, en remarquant l’excès de satisfaction autoérotique qu’il entendait dans les névroses actuelles, tandis qu’il référait au contraire l’étiologie des autres névroses à la répétition de la rétention ou de la satisfaction incomplète de la jouissance sexuelle. Rappelons que sa thèse principale faisait de l’angoisse, dans le cas général, une libido détournée de son emploi [5]. Dans sa recherche d’une thérapeutique, il affirmait compter sur une vaste archive de cas, et il indiqua à Wilhelm Fliess, concernant l’excès dans les cas de neurasthénie, que sa conclusion était qu’il ne s’agissait pas de « victimes de la civilisation ou de l’hérédité, mais – sit venia verbo –, [à] des estropiés de la sexualité » [6]. Freud utilise l’expression Sexualitätskrüppeln, dans laquelle krüppeln désigne les invalides, les handicapés. C’est un mot dont l’étymologie vient sans trop de modifications du moyen bas allemand, kröpel, « le voûté », de sa racine proto-germanique reconstruite krupilaz, qui implique la « tendance à se traîner ». Le mot peut aussi être utilisé pour désigner des personnes ayant développé une habitude indésirable, de laquelle elles ne peuvent se déprendre, et il évoque une jouissance en excès, qui ne cède pas, et qui limite le lien à l’Autre. Il est intéressant de remarquer que cet article de 1898 produisit sur Freud lui-même un effet d’incommodité, par le scandale qu’il déclencherait comme il l’anticipait, à parler ouvertement des masturbateurs et de l’insatisfaction que s’infligent les hommes, les femmes et les couples. Les symptômes variés de ces dysfonctionnements les transformaient en Sexualitätskrüppeln. Un travail qu’il qualifia, comme il l’écrit à Fliess, de Gartenlaube (tonnelle de jardin), qui est le titre d’une revue pour la maison devenue célèbre pour ses anecdotes sentimentales, mais complètement étrangère au style de la publication de Freud, qui traitait si ouvertement et de façon aussi éhontée un thème qu’il estimait lui-même susceptible de provoquer un scandale, et pas seulement par rapport à la science de l’époque.
Sexualitätskrüppeln,estropiés de la sexualité, et Gartenlaube, tonnelle de jardin,sont des signifiants qui anticipent les travaux ultérieurs de Freud : « Sur le mécanisme psychique de l’oubli », où il traite du cas Signorelli, et « Sur les souvenirs-écrans ». Sexualité et mort. Le Herr est « à la limite du disible »[7] lorsqu’il s’agit du suicide d’un patient en raison de son impuissance sexuelle. Herr est l’absolu, « que l’on ne saurait […] regarder fixement » [8].
Le savoir et les croyances
Obtient-on un savoir sur le rapport sexuel dans l’expérience analytique ? Avec Lacan, nous avons appris qu’il y a une présomption : qu’il puisse se constituer un savoir sur la vérité [9]. Lorsque la vérité prend la forme juridique, le fait de demander à quelqu’un de dire toute la vérité sur ce qu’il sait, n’est-ce pas déjà en pleine connaissance du caractère impossible de pareille demande, hormis la tentative de capter quelque chose de l’énonciation en jeu ? C’est la démonstration d’une volonté de juger ce qui concerne la jouissance, de faire avouer la jouissance, justement parce qu’elle n’est pas avouable. Il n’y a pas de rapport sexuel nous confronte à cette évidence que la jouissance ne peut qu’être interrogée, évoquée, harcelée ou élaborée à partir de semblants, ce qui inclut l’être, le se croire être, mais aussi l’amour avec ses questions infinies. La question se déplace : pour atteindre le vrai, il n’y a que des voies tordues.
Dire Il n’y a pas de rapport sexuel, est-ce une simple vérité ? Et le fait que l’on ne puisse pas l’écrire, est-ce un axiome d’où l’on part ou un point d’arrivée, pour chaque analysant qui décide de s’engager dans le discours analytique ? Nous acceptons que le savoir a une valeur et un prix, puisqu’il s’agit pour chacun de risquer sa peau, et qu’il est moins difficile de l’acquérir que de jouir de son exercice. La pratique étendue de l’inceste, généralisée aujourd’hui comme abus sexuel infantile, pourra peut-être jeter quelque lumière à propos des conséquences chez les sujets atteints par cette détestable pratique.
Pour Freud, l’inconscient est un savoir qui ne se sait pas, mais qui peut se déchiffrer, se lire, et sa plus grande utilité serait celle de faire parler. Peut-être est-ce quelque chose de cela qui caractérise l’inconscient chez les femmes, qui peuvent faire parler et en obtenir une jouissance. Comme le rappelle Silvia Tendlarz, si l’on choisit comme symptôme une femme qui nous parle, on la croit, dès lors le symptôme se fait parlant et peut être écouté [10].
Lacan dit que la vie reproduit, et à notre surprise, il précise que « la réponse ne fait question que là où il n’y a pas de rapport à supporter la reproduction de la vie » [11]. Il est clair que le fait de se questionner est une manière d’accéder à ce qu’« il n’y a » pas chez les parlêtres. L’inconscient même apparaît comme une manière de chiffrer la non-réponse et, comme le démontre le conte du petit Chaperon rouge, sa réponse sera : « Pour te faire parler », façon de demander le banquet mortifère, pour mieux te manger, pour mieux te tuer. Lacan cherche à obtenir deux moitiés qui ne s’embrouillent pas trop dans l’acte sexuel, si tant est qu’elles l’atteignent, ce qui n’est pas toujours possible, étant donné la difficulté de l’accès au corps d’une femme.
Si le corps des parlants est sujet à se diviser de ses organes, c’est pour leur trouver une fonction, remarque Lacan [12]. Cela nous donne une certaine proximité avec la psychose, mais aussi, du fait que cet organe, le masculin, se fasse signifiant, se fasse phallus, pour servir d’appât à la fonction que lui délègue le discours. Il n’y a pas de phallus sans un discours qui le soutienne. Cela lui donnera deux caractéristiques, le phanère grâce à son aspect de plaquage amovible qui s’accentue de son érectilité, et l’hameçon pour pêcher toutes ces voracités. Nous trouvons ici le trait pulsionnel dont se tamponne l’inexistence du rapport sexuel. Cet organe, qui est passé au signifiant, creuse la place d’où il prend effet pour le parlant. Lacan conclura en disant qu’être ou avoir le phallus est la fonction qui supplée au rapport sexuel [13], avec quoi il élaborera les formules de la sexuation.
Il s’agit alors de la question de la défense contre le réel et de la limite du dicible. Quelles croyances, quelles formes auront dans le futur les questions autour de la conception lorsque, grâce à l’avancée des techniques de procréation, l’objectif de réaliser le désir de concevoir un enfant sera atteint par des voies différentes et innovantes ? La pratique analytique permet d’approcher les cas permettant de vérifier l’existence des mythes actuels sur la venue d’un enfant au monde. Nous connaissons l’importance que Lacan attribue au fait d’avoir été désiré ou non, par ceux que l’on appelle mère ou père. Quelle est l’influence sur les enfants de l’usage massifié et permanent de gadgets, qui les mettent directement en communication avec le savoir universel, fake ou non ? Que produit chez les adolescents, et chez les autres, la jouissance directe de scènes brutales de sexe porno, facilement accessibles via leur smartphone, si épouvantablement proches, compagnons des solitudes grandissantes ? Qu’elles semblent lointaines et naïves, les recherches dans des livres, images et dictionnaires, de termes forts qui pouvaient nous approcher des secrets imaginés de cigognes venant de Paris. Dans la langue, quelque chose de la vérité échappe toujours, même s’il s’agit de la popularisation du conte de Hans Christian Andersen.
Quel type de savoir est la croyance, qui nous fait chercher son rapport avec la conviction, l’incrédulité, le doute et la certitude ? Nous comptons sur le volume de la collection Ornicar ? intitulé « Croire », dans lequel Déborah Gutermann-Jacquet nous rappelle que pour Lacan la croyance supplée à l’absence de rapport sexuel et, de ce fait, masque la mort, œuvre pour l’éternité [14]. Dans ce même ouvrage François Leguil montre que les certitudes transmises par la science n’appellent pas l’engagement de notre foi, aussi les distinguons-nous de la certitude dans la psychose [15]. Dans le Séminaire Les psychoses, Lacan fait référence à une croyance universelle au Père Noël, qui implique que demain sera meilleur que le présent. Lorsqu’il recommande d’interpréter du père au pire, il ne s’agit plus d’une croyance, mais du pari d’un opérateur s’appuyant non sur la suggestion, mais sur l’objectif de la certitude, sur la localisation par le sujet lui-même de la détermination réelle de sa division, parce que c’est une certitude liée à un impossible à dire, incrusté dans notre corps.
Le symptôme comme partenaire
Je considère alors que le point déterminant de notre clinique, appuyée sur les conséquences de l’aphorisme Il n’y a pas de rapport sexuel, est celui annoncé par Jacques-Alain Miller, et que je considère comme une trouvaille formidable, à savoir sa lecture du syntagme partenaire-symptôme et les énormes possibilités de son usage. La première conséquence est l’interrogation sur ce qu’implique aujourd’hui d’être lacanien. Et J.-A. Miller donne une réponse simple, dans sa grande complexité : c’est se confronter à chaque fois au problème de l’articulation de la libido et du symbolique [16]. Les lacaniens, dit-il, sont embarrassés avec ça, avec la question de savoir comment on passe du signifiant à la jouissance. C’est là que nous pouvons prendre en compte le symptôme comme ce qui sert à la jouissance du corps vivant.
Si nous partons de leur antinomie, il n’y a pas de rapport entre le sens et le réel, à l’exception d’une infraction, celle du symptôme. Et depuis que Freud a révélé qu’il s’agit d’une substitution de satisfaction pulsionnelle, nous pouvons affirmer qu’il vient à la place de l’objet qui correspondrait à la pulsion, laquelle est toujours autoérotique, même si elle cherche ses objets au champ de l’Autre. De cette jouissance il faut se défendre, selon Freud, car elle met en péril le principe d’homéostasie. Si l’absence de rapport sexuel est ce qui rend nécessaire le discours, s’il s’agit d’un tamponnement signifiant, quel genre de lien est celui de l’analyste-analysant pour nous permettre d’accéder au réel qui établit l’incommensurable, l’indicible, avec ce que l’on trouve comme symptomatique dans cette relation fondée sur l’amour et le supposé savoir ? C’est une relation construite à travers des paroles et des silences qui laisse le sexuel au dehors, même si l’on ne parle que des complications logiques et réelles de l’absence de ce rapport.
L’amour courtois comme mystérieux artifice
Ceci nous conduit au dire de Lacan sur le réel, déjà évoqué, et à ce qui s’en est sédimenté au cours des siècles. C’est à travers lalangue que ces marques se sont constituées. Nous prendrons ici une référence importante de Lacan.
L’amour courtois est l’invention littéraire, poétique et musicale propre aux troubadours des cours occitanes du XIe siècle. Il a introduit d’importants changements dans la société des siècles suivants. Cette littérature, dite en occitan Fin’amor, amour parfait, destinée à l’origine au public de la Cour, en est venue à faire partie de la vie de tous. Elle évoquait aussi la courtoisie exquise et le raffinement propres à la société aristocratique, de même que leur contraire, cette manière crue d’utiliser les signifiants qui se rapportent à l’amour, en tant qu’interdit et caché, idéalisé, humiliant et exaltant, excessif et poétique, érotique et désincarné. Cet amour exige de l’homme qu’il soit l’amant servile, tandis que la femme est élevée à la catégorie d’être dominant et indulgent.
Ses conséquences ont perduré pendant des centaines d’années. Elles poussent essentiellement à débarrasser l’amour de son contenu sexuel, procédé par lequel le rapport sexuel cesse d’être impossible à écrire. A contrario sensu, partir de l’affirmation que la jouissance est un obstacle insurmontable, venant entraver l’inscription du rapport sexuel, témoigne du fait que l’amour courtois est un artifice pour affronter cette jouissance. Un mystérieux artifice. Lacan a dit que l’amour courtois est l’amour « tout court » comme type de lien spirituel, quoiqu’impur. Il a étudié les textes des troubadours et il a montré que l’amour courtois a surgi à une époque où « on baisait ferme et dru, […] où l’on n’en faisait pas mystère, où l’on ne mâchait pas les mots » [17]. Cet amour est aussi hérétique que les troubadours qui l’ont encensé à l’époque cathare. Nous trouvons ici une position qui respecte les semblants, en tant que les bonnes manières constituent le semblant requis autour de la faute : il n’y a pas d’autres bonnes manières que celles qui entourent le trou, indice du réel. Cette position n’implique pas le sacrifice profond du rien demandé dans la preuve d’amour. Délicate et subtile, elle produit cependant des effets réels. Elle partage ainsi avec le réel quelque chose de son étoffe, l’érotomanie le démontre.
Le secret du sexuel
De la même manière qu’il existe des paroles interdites, ou qui blessent, qui tuent, qui offensent, qui surgissent comme parasite dans le dire quotidien, sous la forme de dits contingents qui laissent une marque de jouissance, il y a aussi les paroles privées, peut-être les plus secrètes, qui caressent, qui séduisent, qui sont nécessaires à quelqu’un pour obtenir le maximum du plaisir sexuel, ou qui l’empêchent.
À notre époque du « tout montrer », qu’est-ce qui reste secret ? Quelles inventions soutiennent la pratique du sexe, en tant que nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’un secret qui vaut aussi bien pour ceux qui le réalisent que pour ceux qui ne le réalisent pas ? Qu’ajouterions-nous aujourd’hui à la pratique avec des sujets névrosés qui, comme le rappelait Dalila Arpin à la fin du dernier congrès, évitent la rencontre avec l’Autre sexe ? Nous connaissons bien la difficulté du phobique à s’exposer à l’Autre, de même que le plaisir hystérique de raconter ses aventures à ses amies au lieu de les vivre, sans parler de la confusion de l’obsessionnel, dérangé par ses doutes infinis… Au fond, dit Lacan, la seule chambre à coucher à laquelle on arrive, mais où il ne se passe rien, où « l’acte sexuel s’y présente comme forclusion »[18], est le cabinet de l’analyste.
Jean-Pierre Deffieux, à la même table de clôture, remarquait : aujourd’hui, le phallus est de plus en plus souvent remplacé par des objets plus-de-jouir qui ne convoquent pas la détumescence. J.-A. Miller a abordé cette question dans « L’inconscient et le corps parlant », à travers l’augmentation de la diffusion du porno, lequel met de plus en plus en jeu la jouissance d’un objet, plutôt que la jouissance phallique. Les multiples objets plus-de-jouir conduisent à échapper à l’incommodité réelle de l’organe et permettent de croire ainsi au rapport sexuel. Le porno exhibe de manière banale et excessive ce qui était voilé par la dignité du baroque, malgré ses monstrations de corps jouissants. [19]
À suivre les traces des troubadours, nous trouvons quelques clés dans les textes recueillis de leurs dits. Le secret est l’une d’entre elles. La magie sera l’autre. Pourquoi le secret ? Le secret est un savoir qui ne s’expose pas, c’est un savoir sous un voile. Il y a dans la sexualité quelque chose de secret pour chacun, et le non-rapport sexuel est un secret tant pour ceux qui le pratiquent, que pour les autres. Jorge Luis Borges le dit bien mieux que nous dans « La secte du Phénix » [20], tandis que Lacan fera référence à sa propre clinique : « Et l’une des fins du silence qui constitue la règle de mon écoute est justement de taire l’amour. Je ne trahirai donc pas leurs secrets triviaux et sans pareils. » [21]
J.-A. Miller a réveillé ce court texte de Borges [22] pour rendre compte du trou qu’il y a dans ce que l’on appelle le savoir universel. Il s’agit d’un conte érudit, avec de multiples références à l’antiquité, sur une secte qui tourne autour d’un savoir conspiratif, essentiellement voilé, un secret qui divise l’humanité en deux classes distinctes, ceux qui le connaissent et ceux qui ne le connaissent pas. Comme il arrive fréquemment, le secret, pour certains, l’est aussi pour eux-mêmes, dit J.-A. Miller. Le texte parle du coït et réussit littéralement à faire énigme, un savoir à déchiffrer, quelque chose qui pour une bonne part ressemble à une séance analytique.
On peut dire que dans ce texte, le fait naturel, l’œuvre de chair, mise au compte d’une secte, se détache en devenant semblant. « C’est la condition humaine qui elle-même parait étrange, énigmatique, et spécialement au niveau du coït. Comment peut-il se faire qu’on se livre à quelque chose d’aussi incroyable que ce qu’on appelle faire l’amour ? » [23] Le Phénix n’est autre que le phallus, l’acte sexuel consume sa disparition, et le phallus renaît de ses cendres.
Dans une des conférences données à Sainte-Anne, à l’époque du Séminaire XIX, Lacan s’est questionné sur l’état actuel de la pensée, sans s’intéresser au fait de savoir s’il en a toujours été ainsi. Il indique cependant quelque chose qui lui apparaissait concernant l’avenir de ce qui est considéré à chaque époque comme normal. Anticipant le nouveau congrès, Philippe Hellebois a rappelé en février 2024, que Lacan, en 1972, disait de Gide qu’il souhaitait que l’homosexualité soit normale. Et Lacan ajoutait : « dans ce sens il y a foule » [24], faisant référence aux groupes de pression qui luttaient pour leurs droits.
Que se passe-t-il cinquante ans plus tard ? La normalité change au rythme des avancées technologiques, aussi bien du côté de ceux qui exigent avec raison l’acceptation par la communauté de leurs modalités de jouissance, comme si la jouissance était quelque chose de généralisable et non pas singulier, que du côté de ceux qui, non seulement résistent aux nouvelles formes apparues de faire avec l’inexistence du rapport sexuel, mais qui les persécutent et cherchent à les punir, en rejetant l’inconscient et le « il n’y a pas ». Le réel du lien social est l’inexistence du rapport sexuel.
Je suis ce que je dis peut trouver des formes normalisées ou tomber dans des extrêmes incompréhensibles. La revendication indifférenciée de droits pourrait fournir l’occasion d’interroger les conséquences du « il n’y a pas », lequel rend impossible que les sujets viennent se ranger sous tel ou tel nom. Comme l’a posé Éric Laurent, l’usage des semblants généralisé indique que nous devons reprendre cette question à partir de la pulsion en jeu pour « interroger l’impossible dans [le] système »[25]. Autrement dit, nous avons à interroger l’euphorie de l’innovation dans le domaine des semblants, étant donné qu’elle entraîne une résurgence de l’establishment fondamentaliste des traditions, à notre avis de plus en plus cruel et contagieux.
Pour conclure
Reprenons notre point de départ pour nous questionner sur la différence entre la jouissance phallique, qui n’a pas de rapport avec l’Autre comme tel, et la jouissance symptomatique qui soutient ce rapport. C’est-à-dire que la jouissance pulsionnelle ne fait pas rapport, et que « s’il y a l’Autre, au niveau de la jouissance, il n’est reconstitué qu’au niveau du symptôme et, même, il n’est reconstitué qu’à titre de symptôme » [26]. Bien évidemment, il est important de préciser que l’Autre auquel nous faisons ici référence n’est pas celui du premier enseignement de Lacan, qui impliquait une exclusion de la jouissance.
Cette perspective permet de prendre le développement des « équivoques sur l’Autre » pour arriver à la question : Pourquoi va-t-on parler à un analyste ? Quelle jouissance obtient-on dans ce couple-symptôme ? Quelles sont ses caractéristiques initiales et comment l’élucidation et la transmission des analyses vérifiées par la passe nous enseignent-elles sur les modalités singulières de la fin ?
Nous pouvons indiquer un travail sur les modalités de constitution des couples, selon la proposition de J.-A. Miller de les penser dans l’amour et dans le désir, dans l’imaginaire, dans le symbolique, dans le réel, pour essayer de situer le couple de la jouissance.
Pour résumer, l’accès à l’Autre est possible à travers la jouissance, ce qui rejoint l’objet a, et révèle la jouissance du corps propre. Cet accès se trouve aussi par l’amour, qui laisse de côté le corps et s’accroche aux mots. « [L]es deux accès sont vrais pour les deux sexes – mais le premier c’est surtout le mâle, l’accès mâle à l’Autre, l’accès par la jouissance, alors que, du côté femme, l’accès à l’Autre se fait plus volontiers par l’amour » [27]. Ce dernier reste du côté d’une jouissance ouverte, sans limites.
La préparation d’un Congrès de psychanalyse nous ouvre les portes, comme le fait une entrée en analyse. Nous y entrons en faisant valoir nos signifiants, les ressources du savoir que nous avons accumulé au long de toutes ces années de l’orientation lacanienne, pour interroger Freud, Lacan, les trouvailles de nos collègues dans leur pratique. Nous sommes conduits à ne pas craindre le nouveau qui brille soudain dans nos communications. Cela implique d’affronter des préjugés pour qu’après plus d’un an de recherches et de discussions cliniques, ces étincelles produisent une avancée dans la théorie à soumettre en retour à la question et à la critique permanentes.
Souhaitons à notre organisation naissante et transitoire un travail décidé et joyeux, et à vous tous, de trouver comment dire vos constructions, vos obstacles, vos trouvailles, afin de provoquer plus de désir de cette merveilleuse épidémie que nous appelons la pratique analytique.
[1] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 454.
[2] Ibid.,p. 455.
[3] Ibid.,p. 454.
[4] Ibid.,p. 455.
[5] Freud S., « La sexualité dans l’étiologie des névroses », Résultats, idées, problèmes t. I, Paris, PUF, 1991, p. 81.
[6] Ibid.,p. 86.
[7] Lacan, J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 38.
[8] Ibid.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 84.
[10] Cf. Tendlarz Silvia, El inconsciente enamorado, Buenos Aires,Ediciones Grama, 2024, p. 132.
[11] Lacan J., « L’étourdit », op. cit., p. 456.
[12] Ibid.
[13] Ibid.,p. 458.
[14] Gutermann-Jacquet D., « Luminaire », Ornicar ?,n° 57, octobre 2023, p. 8.
[15] Leguil F., « Anatomie d’un paradoxe », Ornicar ?,n° 57, op. cit., p. 119.
[16] Cf. Miller J.-A., « Qu’est-ce qu’être lacanien », Quarto, n° 74, septembre 2001.
[17] Lacan J., Le Séminaire,livre VII, L’Éthiquede la psychanalyste, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 163.
[18] Lacan J., Le Séminaire,livre XIV, La Logiquedu fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 423.
[19] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, octobre2014, p. 105-106.
[20] Cf. Borges J. L., « La secte du Phénix », Fictions, Paris, Gallimard, 2018, p. 181-185.
[21] Lacan J., « Discours aux catholiques », Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
[22] Miller J.-A., « Le coït énigmatisé. Une lecture de “La secte du Phénix” de Borges », Quarto n° 70, avril 2000, p. 8-14.
[23] Ibid.,p. 11.
[24] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 71.
[25] Intervention d’Éric Laurent in Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 2005, inédit.
[26] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 18 mars 1998, inédit.
[27] Ibid.